Bloc-notes Éco

Scénarios de transition climatique et risques financiers

Mise en ligne le 25 Février 2022
Auteurs : Carlos Mateo Caicedo Graciano, Laurent Clerc, Fulvio Pegoraro, Marie Rabaté

Billet n°257. Dans le cadre du premier exercice pilote climatique, la Banque de France et l’ACPR ont développé une suite de modèles pour quantifier les risques financiers associés à différents scénarios de transition climatique. Nous en présentons ici quelques résultats. Dans certains scénarios, la probabilité de défaut de l’industrie pétrolière augmenterait de 400 bps, son spread de crédit de 30 bps en 2050 et sa valorisation boursière serait amputée de 40% à 50%.

Image Graphique 1 : Évolution des probabilités de défaut pour les secteurs les plus affectés (PDs en bps en déviation au scénario ordonné) Source : calcul des auteurs.
Graphique 1 : Évolution des probabilités de défaut pour les secteurs les plus affectés (PDs en bps en déviation au scénario ordonné) Source : calcul des auteurs.

Note : Probabilité de défaut (PD) à 1 an en 2030, 2040, 2050 suivant les deux scénarios de transitions adverses (transition retardée et transition soudaine)

Probabilités de défaut des entreprises non-financières françaises

Le billet de blog n°255 présentait la déclinaison de scénarios de transition vers une économie bas carbone en chocs sectoriels sur la valeur ajoutée et le chiffre d’affaires. Trois scénarios y étaient analysés : un scénario de transition ordonnée et deux scénarios de transition désordonnée, l’une "retardée", l’autre "soudaine", pour atteindre les objectifs fixés par l’Accord de Paris à l’horizon 2050 (voir Allen et al. pour les détails).

Ces chocs sectoriels sur la valeur ajoutée et le chiffre d’affaires ont été appliqués aux bilans des entreprises françaises, disponibles à fin 2019, soit plus de 232 000 bilans sociaux non consolidés. À partir de cette vision de l’état financier des entreprises, nous avons projeté ces trois scénarios par pas de 5 ans entre 2025 et 2050. Ces projections ont été réalisées entreprise par entreprise, et ont abouti à une ventilation individuelle des chocs sectoriels, cohérente avec l’équilibre bilanciel à fin 2019. Ce travail de micro-simulation a permis de projeter, pour chaque scénario, les ratios financiers impactés par les chocs de valeur ajoutée ou de chiffre d’affaires, toutes choses égales par ailleurs. Les ratios financiers ainsi obtenus viennent ensuite alimenter le modèle de cotation de la Banque de France. Ce modèle de risque de crédit est simulé à chaque pas de temps de cinq ans et pour chacune des 232 000 entreprises, permettant ainsi d’obtenir la probabilité de défaut (PD) pour chaque entreprise, période et scénario.

Image Graphique 2 : Distribution des probabilités de défaut des entreprises de certains secteurs projetés en 2050 sous 3 scénarios Source : calcul des auteurs
Graphique 2 : Distribution des probabilités de défaut des entreprises de certains secteurs
projetés en 2050 sous 3 scénarios
Source : calcul des auteurs

Note : La PD est dans l’axe des abscisses en pourcentage. Les PDs sectorielles moyennes sont affichées comme des traits verticaux colorés en fonction du scénario. L’aire sous la courbe qui vaut toujours 1, représente le pourcentage de la population.

Nos résultats montrent que, par rapport à la transition ordonnée, les scénarios de transition retardée et soudaine ont un impact à la hausse sur les probabilités de défaut (PDs) pour tous les secteurs, à l'exception de celui de l'électricité.

Les PDs des secteurs les plus impactés augmentent fortement dans le temps, atteignant par exemple jusqu'à 400 bps de hausse en 2050 pour l'industrie pétrolière (graphique 1).  À titre de comparaison, une dégradation similaire des PDs a été estimée pour les secteurs les plus touchés par la crise sanitaire de la COVID-19 en 2020. La dégradation des PDs est toutefois progressive à moyen et long terme du fait de la nature tendancielle des scénarios utilisés.

La distribution des impacts à travers les scénarios montre, de façon attendue, des augmentations structurelles plus importantes des PDs lorsque la transition est plus défavorable, comme le montre le graphique 2. Il est intéressant de noter que, selon les scénarios, la distribution des PDs change de manière importante pour certains secteurs, avec une plus grande part de l'échantillon dans la queue de distribution (risques extrêmes) quand la transition devient plus désordonnée. C’est le cas du secteur pétrolier, où il y a un nombre important d'entreprises avec des PDs supérieures à 3%, alors qu'elles dépassent à peine 1,5% dans le scénario ordonné.

Image Graphique 3 :  Probabilités de défaut en 2050 pour les secteurs les plus affectés (Top 3 des entreprises impactées) Source : calcul des auteurs
Graphique 3 : Probabilités de défaut en 2050 pour les secteurs les plus affectés
(Top 3 des entreprises impactées)
Source : calcul des auteurs

Note : De gauche à droite la valeur des PD en transition ordonnée et retardée, pour la première, deuxième et troisième entreprise la plus touchée (avec l’écart le plus important entre les PD dans les deux scenarios de transition en 2050).

En examinant plus spécifiquement certaines entreprises individuelles (les trois entreprises les plus impactées pour chaque secteur), le graphique 3 met en évidence que certaines entreprises peuvent atteindre un niveau de PD insoutenable en 2050, passant de 0,6% dans un scénario de transition ordonnée à plus de 9% dans un scénario de transition retardée. Parmi les conséquences très défavorables de cette détérioration de la qualité de crédit pour les entreprises et les établissements de crédit, on peut rappeler que les créances privées qui sont admises en garantie pour les opérations de refinancement doivent avoir une PD inférieure à 0,4% dans le cadre permanent de la politique monétaire et une PD inférieure à 1,5% s’il s’agit de créances privées supplémentaires (additional credit claims, ACC). Une créance privée avec une PD supérieure à 1,5% est considérée comme non-éligible pour les opérations de politique monétaire, et les PDs supérieures à 5 % correspondent à l’échelon le plus défavorable de qualité de crédit.

Spreads de crédit entreprise et prix d’actifs financiers

Le changement climatique est un phénomène qui peut avoir des effets très importants sur les secteurs économiques, les acteurs financiers et la stabilité financière (NGFS). Pour ces raisons, nous nous focalisons ici sur l’impact des scenarios de transition sur des variables financières clés comme les spreads de crédit et les prix d’actifs financiers. Les spreads de crédit des entreprises non-financières françaises, et leurs projections, ont été déterminés à partir des probabilités de défaut fournies par le Risk Management Institute de la National University of Singapore et les projections calculées, pour chaque scénario d’intérêt, par le modèle de cotation de la Banque de France. À partir des PDs sur chaque horizon et secteur économique d’intérêt, les spreads de crédit associés ont été déterminés à l’aide de la formule de Merton (1974) et Black et Cox (1976). Une fois constituée la base de données des spreads, les projections sont réalisées, pour chaque scénario de transition, à l’aide d’un modèle VAR Gaussien dont les variables sont les spreads de crédit, deux variables macroéconomiques (taux de croissance du PIB et taux d’inflation) et la courbe des taux sans risque.

Afin d’étudier l’impact de chaque scénario alternatif, par rapport à une transition ordonnée, on peut comparer deux secteurs économiques : le secteur "consommation non-cyclique" (CNC ; agriculture, fabrication de denrées alimentaires, de boissons et de produits à base de tabac, industrie pharmaceutique et activités pour la santé humaine) et le secteur "énergie fossile" (EF ; mines et carrières, cokéfaction et raffinage).

En écart au scénario de référence, et en ligne avec les projections des PDs présentées dans le graphique 1, nous observons que : a) le secteur énergétique montre des variations anticipées des spreads de crédit plus importantes que celle du secteur CNC et cela pour chaque scénario alternatif ; b) les variations anticipées du secteur CNC sont marginalement affectées par les deux scénarios alternatifs (10bps et 15bps, respectivement); c) dans la transition retardée, les variations anticipées des spreads de crédit du secteur EF sont légèrement négatives jusqu’en 2035 pour devenir ensuite positives et atteindre des valeurs proches de 25bps en 2050 ; d) dans le cas de transition soudaine, les variations des spreads du secteur EF sont négligeables jusqu’en 2030 et atteignent ensuite près de 30bps en 2050.

Les prix des actifs boursiers sont eux déterminés à l’aide d’un modèle reposant sur la somme des flux actualisés des dividendes futurs anticipés (Dividend Discount Model). Ces dividendes sont dérivés des projections de valeurs ajoutées (VA) déterminées selon la méthodologie mentionnée dans le billet de blog n°255. Le taux d’actualisation est déterminé à partir de l’indice boursier du pays considéré, augmenté par une composante de prime de risque identifiée, pour chaque secteur et scénario, par le spread de crédit associé. Étant donné un prix d’actif pour chaque secteur et scénario, la variation relative (en pourcentage) du prix dans un scénario alternatif par rapport au scénario de base détermine l’élasticité de l’actif en question. Le graphique 4 montre ainsi que, si les investisseurs découvraient subitement en 2020 que la valeur future des dividendes du secteur pétrolier n’était pas celle du scénario de référence mais celle associée à une transition désordonnée (retardée ou soudaine), alors les cours boursiers de ce secteur apparaitraient -par rapport au scénario de référence- surévalués de l’ordre de 41% dans le premier cas et de 54% dans le second.

Image Graphique 4  : Élasticités des prix d’actifs France par secteur économique et scénario de transition Source : calcul des auteurs.
Graphique 4 : Élasticités des prix d’actifs France par secteur économique et scénario de transition
Source : calcul des auteurs.