Bloc-notes Éco

Règles monétaires : un ancrage imparfait des anticipations d’inflation

Mise en ligne le 13 Décembre 2019
Auteurs : Jean Barthélemy, Eric Mengus

Billet n°144. L’ancrage des anticipations d’inflation résulte d’un équilibre entre les anticipations du secteur privé sur les actions futures de la banque centrale et les actions de cette dernière. Cet équilibre est souvent réduit à un problème de règle de politique monétaire. Si l’adoption d’une règle aide à la formation des anticipations d’inflation, elle n’est cependant pas suffisante à leur ancrage définitif.

Image Dans quel cas une règle monétaire peut-elle ancrer les anticipations

Pourquoi l’ancrage des anticipations d’inflation est important ?

De nombreuses décisions économiques importantes dépendent des anticipations d’inflation. Ces anticipations jouent par exemple dans la fixation des prix des biens et services, dans les négociations salariales, dans la décision de contracter ou non un prêt bancaire... L’ancrage de ces anticipations, c’est-à-dire leur stabilité dans le temps, est donc une condition nécessaire à la stabilité macroéconomique.

Les anticipations d’inflation sont aussi une mesure de la crédibilité de la banque centrale. Comme la plupart des banques centrales ont pour objectif de stabiliser l’inflation autour d’un niveau cible donné, si les agents économiques pensent que la banque centrale remplira son mandat, alors ils devraient naturellement anticiper que l’inflation de long terme se situera au niveau de l’objectif de celle-ci.

Pour ces deux raisons, les banquiers centraux ont l’habitude de surveiller de près les variations des anticipations d’inflation, par exemple, au travers d’enquêtes auprès du secteur privé, et dans certains cas d’y répondre en modifiant l’orientation de leur politique monétaire.

L’usage des règles de politique monétaire pour ancrer les anticipations d’inflation

Mais jusqu’à quel point une banque centrale peut effectivement influencer les anticipations d’inflation afin de les ancrer à un niveau donné ?

La réponse de la littérature économique est simple : la banque centrale doit suivre une règle de politique monétaire pour ancrer définitivement les anticipations au niveau désiré. La règle définit le niveau d’un instrument (les taux d’intérêt directeurs par exemple) en fonction de variables économiques observables (inflation, croissance de l’activité économique, etc.), par exemple la règle dite de Taylor. Cette règle prescrit de choisir les taux d’intérêt de court terme comme une fonction de l’inflation et de l’écart de production à la production potentielle. Grâce à ce type de règles, le secteur privé sait comment la banque centrale va réagir à leurs anticipations d’inflation. Si la règle est correctement choisie, elle est supposée ancrer les anticipations au niveau désiré par la banque centrale.

Le débat académique sur l’ancrage des anticipations se résume donc à identifier le bon instrument et la bonne règle de politique monétaire permettant l’ancrage de l’inflation. Certains en viennent même à suggérer que les banques centrales suivent officiellement une règle de politique monétaire, à l’instar de l’une des propositions de la loi Financial Choice Act en 2017 aux États-Unis qui avait pour objectif de contraindre la Fed à suivre une règle de Taylor.

Mais peut-on vraiment compter sur les règles monétaires pour ancrer les anticipations ?

Les économistes disent d’une règle monétaire qu’elle assure l’ancrage des anticipations si et seulement si un seul niveau d’inflation est possible lorsque le secteur privé anticipe cette règle et que la banque centrale la suit effectivement (cas 3 dans le schéma ci-dessus).

Mais que se passe-t-il si le secteur privé ne croit pas à la règle et anticipe que la banque centrale agira de façon incompatible avec celle-ci (cas 1 et 2 dans le schéma)? Ce type d’anticipations n’est possible que (i) si les anticipations du secteur privé ne sont pas rationnelles ou (ii) si la banque centrale ne peut pas s’engager à suivre la règle qu’elle qu’en soit la désirabilité a posteriori. Pour considérer ce second cas, Barthélemy et Mengus (2019) considèrent un concept d’équilibre issu de la théorie des jeux qui est l’équilibre parfait en sous-jeux. Ce concept d’équilibre permet d’introduire une limite à la capacité d’engagement de la banque centrale : celle-ci ne suit une règle que si elle est la meilleure décision à prendre à chaque date étant donné son objectif.

Lorsque la capacité d’engagement de la banque centrale est limitée, c’est-à-dire si elle n’est pas prête à poursuivre sa politique quel qu’en soit le coût, nous montrons qu’aucune règle ne permet d’ancrer les anticipations d’inflation. La raison est la suivante : si les agents privés n’anticipent pas la règle envisagée par la banque centrale mais une autre règle, la banque centrale ne respectera pas sa propre règle mais suivra celle anticipée par le secteur privé.

Quel est le mécanisme ? La banque centrale ne choisira de dévier par rapport à ce qui est anticipé par les agents privés que si le gain de long terme de la re-coordination des agents privés sur l’équilibre désiré par la banque centrale est supérieur au coût à court terme de dévier des anticipations. Si les agents privés sont tellement sûrs d’eux qu’ils ne révisent jamais leurs anticipations, alors la banque centrale ne percevra aucun gain de long terme et choisira donc de ne pas dévier. Ainsi, le secteur privé sélectionne-t-il l’équilibre en dernier ressort, mais pas la banque centrale.

Il serait donc vain de chercher à tout prix une règle qui permettrait d’assurer l’ancrage définitif des anticipations. Sauf à considérer que la banque centrale peut s’engager à une politique quitte éventuellement à s’écarter très fortement de son objectif, une telle règle n’existe pas.

Que peut-on alors attendre d’une règle monétaire?

Ce résultat pourrait laisser croire que l’usage par la banque centrale d’une règle de politique monétaire est totalement inutile et que la banque centrale ne peut rien faire pour ancrer les anticipations d’inflation. Nous montrons toutefois qu’il n’en est rien.

Si le secteur privé est incertain de l’action future de la banque centrale mais est prêt à se laisser convaincre, alors la banque centrale peut modifier les anticipations des agents en agissant selon une règle. Les agents économiques qui étaient sceptiques, mais incertains, révisent alors leurs anticipations et l’obstination de la banque centrale à suivre sa règle a alors pour effet de ré-ancrer les anticipations d’inflation (cas 2 dans le schéma).

Deux conditions principales sont néanmoins nécessaires pour qu’un tel ré-ancrage se produise : (i) que les agents révisent leurs anticipations assez rapidement et (ii) que la banque centrale soit suffisamment tournée vers le futur - le ré-ancrage pouvant être temporairement coûteux. Le point (i) suggère qu’il est important que la banque centrale communique clairement et le plus largement possible sur ses intentions afin que les agents révisent rapidement leurs anticipations. Enfin le point (ii) montre pourquoi il est nécessaire de garantir l’indépendance des banques centrales : cette indépendance assure qu’elle poursuit un objectif de long terme et qu’elle ne surpondère donc pas les coûts de court terme par rapport aux gains de long terme.